LA MONTÉE DE L’IMPACT DANS LA DÉCISION FINANCIÈRE

Interview à Ève Chiapello

Professeure à l’EHESS, École des Hautes Études en Sciences Sociales (Paris – France)

par Solen De Luca – EoF Media staff (Texte français uniquement)

SdL: Qu’est-ce que l’impact et quelles sont ses caractéristiques?

Ève Chiapello: L’impact est un mot, un concept et une idée qui sont employés, à toutes les sauces, pour souligner que l’on fait des choses positives sur le plan social ou environnemental (par exemple, on traite bien les salariés, ou on fait du commerce équitable, ou encore on investit au niveau local dans un projet social), tout en continuant à faire du profit. C’est un peu tout et n’importe quoi qui peut être considéré comme un impact positif. Jusqu’à présent, nous avions l’investissement socialement responsable, qui consistait à sélectionner les entreprises les moins mauvaises dans lesquelles investir. À présent, nous avons ce que l’on nomme l’ «impact investing» qui vise à sélectionner des entreprises qui cherchent un impact positif. Cela peut donc inclure les entreprises de l’Economie Sociale et Solidaire mais vise essentiellement à élargir le champ des entreprises concernées.

SdL: Vous êtes donc plutôt critique face à cette montée de l’ « impact ». Avez-vous une solution face à celle que vous considérez comme une dérive actuelle du système financier?

Ève Chiapello: La notion d’impact est trop large. Par exemple, on va parfois considérer que créer des emplois, c’est faire de l’impact. A ce compte-là, presque tout peut entrer dans le cadre de l’impact.

Par ailleurs, pour que des acteurs financiers privés acceptent financer des activités à but non lucratif sans perdre leur rendement, on fait appel à des philanthropes ou à des financements publics qui garantissent leur investissement ou assurent leur rendement. Et pourtant, tout cela sera considéré comme de l’ « impact ». Prenons un exemple de Social Impact Bond: Goldman Sachs ou une autre banque d’affaire avance de l’argent pour financer une association dont le but est de réinsérer des détenus, une activité considérée comme porteuse d’un « impact » par les pouvoirs publics. Dans ce cas, le montage financier consiste à faire en sorte que l’État ou une fondation rembourse ses investissements à Goldman Sachs et lui serve un rendement. Il faut évidemment de l’argent pour financer les activités sociales qui ne sont pas rentables. Ces montages permettent certes de fournir toute une série de services à certaines personnes qui n’ont pas les moyens de les payer, et cela est positif. Mais ce n’est pas une bonne façon de faire que e demander à des investisseurs à but lucratif de financer ces activités, car in fine il faut leur servir un profit que l’activité ne génère pas.

SdL: La philanthropie est-elle une solution pour vous?

Ève Chiapello: Non. Absolument pas. La philanthropie est sûrement très importante, mais elle ne peut pas être une solution généralisée. La décision philanthropique est en fait privée, c’est-à-dire que ce sont des acteurs privés qui décident par rapport à leurs propres critères ce qui est bien pour les autres et ce qu’il faut financer : c’est certes une forme de solidarité mais très dépendante de l’avis de quelques personnes. La solution que je considère plus opportune est celle qui repose sur une répartition des impôts choisie par des représentants de l’ensemble des citoyens prenant en compte l’ensemble des besoins, associée à un niveau de cotisations sociales qui permette de faire de la solidarité à un niveau plus large.

SdL: Le Vatican est, au contraire, plutôt convaincu de l’approche « impact » qu’il perçoit comme une solution possible et équitable contre la finance tout court, vouée au simple profit.

Ève Chiapello: L’impact est certes un bon propos parce qu’il poursuit une moralisation de la finance. Mais mon point de vue est différent parce que l’approche « impact » peut devenir une forme de légitimation qui empêche toute réforme. Cela n’est certainement pas la panacée et elle ne représente pas une priorité. Dans la finance à impact, les décisions restent prises par des acteurs privés, encouragés et soutenus fiscalement par de la dépense publique. À titre d’exemple dans le secteur éducatif, on ne peut pas être sûr qu’il y aura des écoles partout où il y en a besoin si on attend de l’initiative privée de les créer. Cela vaut aussi pour n’importe quel type de service social. Donc, pour moi, ça ne tient pas du tout la route! La seule chose dont nous avons besoin ce sont des d’infrastructures publiques qui couvrent le territoire et qui soient collectivement financées.

SdL: Cette dichotomie entre le profit et l’éthique est vielle comme le monde. Malheureusement, notre évolution technologique ne comporte pas une amélioration du niveau de vie dans le monde. Les chiffres concernant la pauvreté parlent tous seuls. Comment faire pour inverser cette tendance?

Ève Chiapello: A ce jour, on a du mal à imaginer un système économique qui n’aurait pas comme moteur incitatif l’enrichissement. Mais depuis une centaine d’années, des institutions sociales tentent de modérer et de réglementer les inégalités sociales et l’accumulation de la richesse. Et c’est dans ce sens qu’il faut avancer. Je ne sais pas si on peut sortir du capitalisme mais on peut imaginer une amélioration du système économique et de faire d’autres choix de société, ce qui passe par la politique: pour vivre mieux, il faut mieux répartir le travail et les revenus, il faut payer plus d’impôts et verser plus de cotisations sociales, il faut aussi lutter contre l’évasion fiscale et procéder à un partage plus équitable des ressources. Le changement viendra de transformations politiques.

SdL: Est-ce que l’Église et les organisations comme Economy of Francesco peuvent avoir un rôle, et si oui lequel?

Ève Chiapello: L’Église a toujours joué un rôle important dans la réforme sociale. N’oublions pas la part prise par les mouvements chrétiens dans la création des mutuelles et des coopératives. Par contre, je crois qu’il est indispensable de travailler au niveau des infrastructures et des réglementations nationales et internationales. Tout ce qui est local et qui repose sur la conversion des cœurs et conduit à les changements de comportement notamment de consommation, va dans le bon sens , mais ces démarches sont absolument insuffisantes pour changer la donne.

SdL : Combien d’années faudra-t-il, à votre avis, pour une inversion intégrale du système?

Ève Chiapello: Si l’on ne repose que sur les consciences individuelles et les différents enthousiasmes personnels, au niveau local, il faudra des décennies avant que le système bouge. Je crois, par contre, que si nous voulons véritablement procéder à une réforme du système financier, afin de ne pas considérer le profit comme la seule valeur digne de ce nom, il faut réussir à instaurer un rapport de force dans le système des règles de la concurrence qui soit en mesure d’imposer un système financier où les services de solidarité soient alimentés et financés publiquement et avec l’aide de tous les citoyens.

La séance a été diffusée le 21 juillet et a été suivie par une centaine de personnes venues d’Inde, des Philippines, d’Équateur, de Thaïlande, d’Italie, du Brésil, du Mexique, de Bolivie, d’Espagne, du Congo et du Portugal.

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